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THE CLEANERS – Arte

Diffusé sur Arte, ce documentaire allemand donne à voir, depuis Manille aux Philippines, le quotidien des «petites mains» chargées de modérer les contenus sur les réseaux sociaux.

«Les nettoyeurs du Web».

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«Supprimer. Ignorer. Supprimer. Supprimer. Ignorer.» Cette litanie qui rythme les Nettoyeurs du Web, premier documentaire des Allemands Hans Block et Moritz Riesewieck, c’est le quotidien des «petites mains» chargées d’inspecter les contenus signalés par les utilisateurs sur les réseaux sociaux. «J’examine 25 000 images par jour, assez pour entrer dans le Guinness», explique un jeune homme, employé depuis six ans d’une de ces sociétés payées par les mastodontes de la Silicon Valley pour supprimer les textes, images ou vidéos contraires aux fameux «standards de la communauté». Quatre ans après la longue enquête du magazine américain Wired, qui levait le voile sur cette sous-traitance dont les commanditaires se vantent d’autant moins qu’elle concerne souvent les pays du Sud, Block et Riesewieck se sont rendu à Manille, aux Philippines, pour y rencontrer une poignée de modérateurs. Tous témoignent de manière anonyme – ils sont «tenus au secret» – et ceux et celles qui apparaissent à visage découvert avaient démissionné avant la première diffusion du film, en janvier dernier au festival de Sundance.

«J’ai vu des centaines de décapitations»

Le premier mérite des Nettoyeurs du Web, c’est de donner à voir, à hauteur d’homme, l’envers d’un débat devenu planétaire, celui des «bulles de filtre», de la propagande terroriste, de la prolifération des discours de haine ou de la censure arbitraire ; de donner la parole à ceux et celles qui, en quelques secondes, doivent décider de «supprimer» ou d’«ignorer» un contenu. L’une, très dévote, vit son travail comme un «sacrifice» pour faire disparaître «l’immoralité» de la Toile ; un autre compare son job à celui des policiers et exprime sa sympathie pour le président Duterte, engagé dans une meurtrière croisade antidrogue. Le quotidien des modérateurs, ce sont aussi les souvenirs traumatiques – «J’ai vu des centaines de décapitations», explique l’un d’eux –, au péril de leur santé psychique. «C’est comme s’il y avait un virus en moi qui s’insinue dans mon cerveau», lâche une jeune femme, tandis qu’une autre écrit dans un mail : «Mon collègue s’est pendu. […] Il était spécialisé dans les vidéos d’automutilation en direct. Voilà où on peut en arriver avec ce métier.»

Au-delà des histoires singulières, le film se veut aussi d’évidence un réquisitoire contre le modèle des grandes plateformes, entre tonneaux des Danaïdes et créatures de Frankenstein. Block et Riesewieck emmènent le spectateur à Berlin, où l’artiste Illma Gore a vu son compte Facebook désactivé pour avoir posté la photo d’une toile où elle représente Trump affublé d’un micropénis ; à Londres, où l’ONG Airwars, qui documente les attaques aériennes en Syrie, doit se dépêcher de télécharger les vidéos postées sur YouTube avant qu’elles ne soient supprimées ; à Berkeley, en Californie, dans les pas d’un militant d’extrême droite adepte des vidéos live, ou au Bangladesh, dans un camp de réfugiés rohingyas – Facebook a été accusé par des experts des Nations unies d’avoir laissé prospérer les discours de haine contre cette minorité birmane victime de nettoyage ethnique.

Témoignages d’anciens responsables

«Facebook, Twitter et YouTube n’ont pas répondu à nos demandes», signalent les réalisateurs à la fin du documentaire. Mais d’anciens responsables ont accepté de s’exprimer, et leurs témoignages sonnent souvent comme un mea culpa. «Avant, chaque citoyen avait le droit à sa propre opinion ; aujourd’hui, chacun a droit à sa réalité et à sa vérité», lâche un ancien chef de produit chez Facebook, tandis que l’ex-directrice adjointe du service juridique de Google, Nicole Wong, juge qu’il est temps pour les géants du numérique de se demander s’ils «ne fabriquent pas des systèmes qui favorisent la brutalité verbale et l’escalade de la haine». De son côté, le rapporteur spécial des Nations unies pour la liberté d’expression, David Kaye, s’alarme de leurs prérogatives en la matière : «Qu’un tel pouvoir de décision soit abandonné à ces plateformes devrait vraiment inquiéter l’opinion dans les sociétés démocratiques.» S’il donne parfois, à tout vouloir embrasser, l’impression de s’éparpiller, le film s’avère au final un condensé efficace – et incarné – des enjeux du moment. Et dessine une conclusion implicite : c’est le modèle des grandes plateformes, devenu puissamment toxique, qu’il faudrait «supprimer».

                                                                   Amaelle Guiton Libération

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